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L’impressionnisme et le psychédélisme : des liens insoupçonnés ?

7 juin 202420 min read

Il y a 150 ans, le 15 avril 1874, s’ouvrait à Paris la première exposition impressionniste. Pour célébrer cet anniversaire, le musée d’Orsay présente une exposition intitulée « Paris 1874. Inventer l’impressionnisme », regroupant environ 130 œuvres et offrant un nouveau regard sur cette période clé de l’histoire de l’art. Ces artistes souhaitaient se libérer des règles académiques traditionnelles et offrir une nouvelle perception artistique au monde. Mais ne pouvons-nous pas en dire de même pour le psychédélisme ? Ces mouvements ne mettent-ils pas tous deux l’accent sur des représentations profondément personnelles et subjectives, en voulant non pas montrer ce que l’on ne voit pas, mais ce que l’on ressent ?  L’impressionnisme serait-il une des origines de l’art psychédélique ?

Tableau de Berthe Morisot de 1873 "La Lecture". Représente une jeune femme dans une robe blanche assise dans l'herbe, en train de lire un livre.
Berthe Morisot (1841 -1895), La Lecture, 1873, Huile sur toile, 46 x 71,8 cm Cleveland, The Cleveland Museum of Art, Gift of the Hanna Fund 1950.89. Image Courtesy of the Cleveland Museum of Art

La seconde moitié du 19ème siècle en peinture : un contexte artistique particulier

Paris, 1874 : cette date, encore vue aujourd’hui comme le point de départ des avant-gardes, marque l’invention de l’impressionnisme. Que s’est-il réellement passé ce printemps-là ? Quel sens attribuer à cette exposition devenue légendaire de nos jours ? Que savons-nous d’un événement dont aucune image ne subsiste et où les artistes désormais qualifiés d’« impressionnistes » étaient en réalité minoritaires ?

L’impressionnisme émerge dans un contexte bien particulier. En effet, les avancées technologiques de l’époque obligent les artistes à reconsidérer leur art. Le premier appareil photographique dévoilé en 1839 a pu poser la question de la légitimé des peintres. En effet, à quoi servent les peintures, plus longues à produire, et surtout rendant moins précisément compte de la réalité par rapport aux photographies ? Si l’avantage de la couleur était propre dans un premier temps à la peinture, les coloriages sur photographie, suivis dans la seconde moitié du 19ème siècle par le développement de la photo couleur rend cet avantage caduc. Bien que la peinture garde toujours son statut d’art noble, certains peintres cherchent à s’éloigner du réalisme, justement pour ne pas être associés et comparés à la photographie.

Tableau de Claude Monet de 1873 "Coquelicots". Représente un champ de coquelicots dans lequel deux personnages se promènent.
Claude Monet (1840 -1926), Coquelicots, 1873 ,Huile sur toile, 50 x 65,3 cm Paris, Musée d'Orsay © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski. Service presse/Musée d’Orsay
Tableau de Camille Cabaillot-Lassalle "Le Salon de 1874". Représente une foule devant les tableaux du Salon de 1874.
Camille Cabaillot-Lassalle (1839 -1902), Le Salon de 1874, Huile sur toile, 100 x 81,5 cm, Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Sophie Crépy. Service presse/Musée d’Orsay

Les avancées technologiques ne sont pas les seuls facteurs de la naissance de l’impressionnisme. Ce mouvement dépend également d’un contexte historique et artistique particulier. Depuis le 17ème siècle, l’institution qui régit le monde de la peinture est l’académie des Beaux-Arts. C’est elle qui définit ce qui est le beau, le laid, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Son institution centrale est le Salon : l’exposition des talents formés à l’académie. A partir du début du 18ème siècle, cela devient un grand lieu d’affichage des talents, mais aussi un lieu où l’on doit voir les nouveautés. Si de nombreux artistes ne jurent que par le Salon, certains cherchent à s’affranchir des codes qui y sont dictés pour faire valoir de nouvelles manières de peintres. En 1863, suite à de nombreux scandales, et voulant éradiquer toutes critiques concernant le Salon, Napoléon III décide que les toiles refusées par le jury d’admission du Salon seront présentées dans un nouveau Salon : le Salon des refusées. Son objectif est de ridiculiser les œuvres exposées dans le Salon des refusées, pour ramener l’intérêt du public vers le Salon. Cependant, son entreprise échoue, si bien que les critiques s’attardent bien plus au Salon des refusées, louant son authenticité et la singularité de la vision de ses artistes.

Les tensions deviennent alors de plus en plus vives, mettant ainsi fin au monopole de légitimité artistique. Les critères du beau changent, et les productions picturales sont de plus en plus variées, permettant ainsi à l’avant-garde de se faire une place.

Des influences multiples : de William Blake au symbolisme de Gustave Moreau

Nous pouvons également mentionner l’importance de courants picturaux et peintres antérieurs qui ont influencé et favorisé l’émergence de l’impressionnisme. En effet, une figure comme celle de William Blake est importante pour comprendre ce mouvement de libération des représentations. Né en 1757, William Blake est un poète, graveur et peintre britannique. Artiste prolifique, Blake est commandité en 1824 pour réaliser une série d’illustrations basée sur la Divine Comédie de Dante. Il réalise 102 illustrations dont certaines laissées inachevées : Blake meurt en 1827 avant d’avoir fini son travail. Si son œuvre est remarquable de par sa quantité, elle l’est aussi par sa qualité et originalité. Pour lui, une illustration est telle une véritable vision de la part de son auteur, elle ne fait pas que montrer une partie d’un texte, d’une histoire, mais laisse à voir une nouvelle interprétation. La liberté d’interprétation de Blake se retrouve indéniablement dans les œuvres impressionnistes.

Illustration de William Blake représentant un passage de la Divine Comédie de Dante "Béatrice adressing Dante from the Car"
William Blake, 1824-7, Beatrice Addressing Dante from the Car

De plus, William Blake se rapproche également des impressionnistes avec son rapport au mysticisme. Si le poète britannique cherchait à faire valoir l’importance de ses visions et leur influence dans ses travaux, il n’était pas rare au 19ème siècle pour les artistes de se référer à une force, une entité supérieure qui guiderait leur création, qu’elle soit divine ou d’une toute autre nature. Le mysticisme ambiant amène notamment un terrain d’expression propice pour les artistes de tout genres. De plus, les artistes symbolistes se retrouvent, entre autres, dans cette définition. Les symbolistes se caractérisent par un attrait pour le rêve, l’ésotérisme, dans une seconde moitié du 19ème siècle marquée par un déclin de la spiritualité et par l’essor scientifique. L’émergence du symbolisme peut être identifiée, à la manière de l’exposition de 1874 pour l’impressionnisme, avec le Salon de 1876. Gustave Moreau est désigné comme chef de file de ce mouvement. Ses œuvres prônent par leur seule existence un retour à l’imagination, à la rêverie et à ses représentations. Le peintre s’empare à sa manière de sujet mainte et maintes fois représenté avant lui, mais d’une façon très personnelle.

Tableau de Gustave Moreau "Le Songe d'un habitant du Mongol", peint en 1881
Gustave Moreau, 1881, Le Songe d'un habitant du Mongol

L’impressionnisme et le symbolisme sont ainsi deux courants qui coexistent dans un contexte historique et artistique bien particulier, qui permet une plus grande expression de soi.

L’impressionnisme, un courant avec une grande influence

Ce n’est plus le respect des règles académiques qui prévaut, mais bien la singularité et l’originalité, dans un contexte post-guerre, après la défaite de la France contre la Prusse et une guerre civile violente. Les mentalités et considérations de l’époque changent, et cela influe sans conteste sur l’art. Ces changements permettent ainsi l’émergence de l’impressionnisme, invitant les artistes à repenser leur art et à explorer de nouvelles directions. Au départ, il s’agit d’une nébuleuse de peintres se rattachant à l’héritage de Manet, venant tous de la même génération, rejetant l’académie des Beaux-Arts et républicains, qui se regroupe dans des collectifs. Vu à leur époque comme des agitateurs, les impressionnistes prennent place, dès l’installation de la IIIème République, au cœur du classicisme.

Tableau de Paul Cézanne, entre 1873 et 1874 "Une moderne Olympia". Représente une jeune femme, une Olympia, allongée. Un homme la regarde.
Paul Cézanne, (1839 -1906), Une moderne Olympia (détail), entre 1873 et 1874, Huile sur toile, 46,2 x 55,5 cm, Paris, musée d'Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt. Service presse/Musée d’Orsay
Poster de Marcin Mroszczak de 1970 "Maz i Zona Teatr Maty". Reprend les personnages du tableau "Le déjeuner sur L'herbe de Manet" dans un décor psychédélique.
Marcin Mroszczak, Maz i Zona Teatr Maty, 1970

Presque 100 ans après l’émergence de l’impressionnisme, le psychédélisme vient s’imposer comme nouveau courant artistique remettant en cause les perceptions humaines et leurs représentations, notamment iconographiques. En effet, bien qu’il ne puisse pas sembler percutant aux premiers abords, le lien entre impressionnisme et psychédélisme est indéniable. Tout d’abord, il est important de constater que deux mouvements se ressemblent de par leur nature-même : ce sont deux mouvements à contre-courant par rapport à ce qui se fait à leur époque. Le psychédélisme, mouvement de contre-culture par essence, se retrouve dans son prédécesseur : l’impressionnisme était, à ses débuts, jugé radical et en dehors des attentes que la société avait pour les peintres et artistes. Ainsi, nous pourrons même prétendre que l’impressionnisme est une inspiration directe pour l’art moderne et le psychédélisme.

 

Cependant, bien plus uni les deux mouvements. Tous deux ont un but : représenter une vision spécifique. Loin sont les paysages et natures mortes plus fidèles les unes que les autres : la place est faite aux représentations purement personnelles et subjectives. On ne cherche pas à représenter ce que l’on voit, mais ce que l’on perçoit.

C’est là ce que décrit directement le terme « d’ impressionnisme », l’idée de l’impression, du ressenti. Les artistes impressionnistes représentent le monde par leur propre prisme, bien personnel. Ils se dévoilent bien plus qu’ils ne dévoilent le monde. Il en est de même pour le psychédélisme. Ce mouvement tend à faire valoir une vision immensément personnelle. Les œuvres psychédéliques sont bien souvent perçues par leur auteur comme des manifestations, des matérialisations de leur âme, de leur propre essence. De nombreuses œuvres se rapprochant de l’impressionnisme peuvent être identifiées comme des peintures ayant inspirés le psychédélisme. Le symbolisme, que nous avons évoqué précédemment ainsi que son lien avec l’impressionnisme, comprend un côté « psychédélique » chez certains de ces artistes. C’est notamment le cas pour le peintre néerlandais Jan Toorop, né en 1858 et décédé en 1928. Artiste associé tant au symbolisme, à l’art nouveau qu’au néo-impressionnisme laisse parler dans ses toiles ses propres perceptions et interprétations de ces dernières. Cet aspect psychédélique se retrouve dans bien d’autres œuvres, comme Les Aventures d’Alice aux pays des merveilles par Lewis Carroll, dans l’art nouveau, et même dans l’art fantastique.

Sérigraphie de Aubrey Beardsley "Penseur" de 1967
Morella, illustration d'Harry Clarke en 1909 pour le recueil Tales of Mystery & Imagination
Tableau "Die jonge generatie" par Jan Toorop, 1892
Jan Toorop, 1892, De jonge generatie

Pour percevoir encore plus les liens entre impressionnisme et psychédélisme, nous pouvons citer l’exemple de l’œil. Très utilisés dans les motifs psychédéliques, derrière l’œil se cache l’idée de « voir » la vérité du monde, principe très important chez les amateurs du psychédélisme. Cet intérêt pour l’œil ne se retrouve pas forcément dans les productions artistiques des impressionnistes autant que dans le psychédélisme. Cependant, Manet disait souvent « L’œil, une main », comme pour signifier ce qui faisait l’essence de l’impressionnisme. Les artistes du psychédélisme et de l’impressionnisme se saisissent ainsi tantôt de l’œil comme un motif mais aussi et avant tout comme un outil : celui qui permet la création par la perception.

Maurice Rouzée, 1970s, Oeil, France, 49x64, Dessin original

Certains objets décrivent ce fait parfaitement. C’est le cas du kaléidoscope, outil optique qui permet de voir des motifs infinis, de couleurs, de formes différentes à travers un tube. Inventé en 1816 par le physicien Sir David Brewster, le kaléidoscope est un objet populaire dans le Paris des années 1820. Le regard est le seul créateur de l’image qui se forme sous les yeux de celui qui utilise le kaléidoscope, cette dernière étant à chaque fois unique. Les motifs kaléidoscopiques sont ainsi très plébiscités dans le psychédélisme.

Motif psychédélique
Motif kaléïdoscopique
Poster "Vincent" par Martin Sharp, 1968
Martin Sharp, 1968, Vincent, UK, 73,3x49, Poster

Le psychédélisme et l’impressionnisme ne cherchent pas à représenter la vérité, mais la vérité de l’âme de son artiste, par le biais de sa propre perception et restitution de cette dernière.

Une exposition pour comprendre l’impact de l’impressionnisme

Tel est l’enjeu de « Paris 1874 » : plonger dans les débuts d’un mouvement artistique qui émerge au sein d’un monde en pleine mutation et revisiter l’impact exceptionnel, qui perdure encore aujourd’hui, d’une exposition ayant attiré en son temps seulement quelques milliers de curieux. Cette exposition présente des œuvres de l’exposition de 1874 mises en perspective avec celles exposées au Salon de la même année. Cette juxtaposition met en évidence le contraste entre les œuvres impressionnistes et académiques, et éclaire le choc visuel provoqué par les impressionnistes. Parmi les prêts exceptionnels figure « Impression, soleil levant » de Claude Monet, qui a inspiré le terme « impressionniste ».

Tableau de Claude Monet de 1872 "Impression". Représente une vue matinale du port du Havre.
Claude Monet (1840 -1926), Impression, Soleil Levant, 1872, Peinture à l'huile sur toile, 50 x 65 cm, Paris, musée Marmottan Monet, don Eugène et Victorine Donop de Monchy, 1940 Inv. 4014 © Musée Marmottan Monet / Studio Christian Baraja SLB

L’exposition du musée d’Orsay met en lumière les contradictions et l’immense richesse de la création artistique en ce printemps 1874, tout en soulignant la modernité radicale de l’art de ces jeunes artistes.

 

Infos pratiques :

 

Musée d’Orsay

Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007, Paris

 

Du mardi au dimanche de 9h30 à 18h00. Nocturne jusqu’à 21h45 le jeudi

 

Plein tarif : 16

Tarif réduit : 13

Gratuit pour les moins de 18 ans et moins de 26 ans résidents EEU

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